L’ÉCRITURE ROUGE
140 000 FRANCS POUR CHRISTINE ANGOT
(Appel solennel)
Une pièce du théâtre burlesque (1747-1754) porte le titre de « Madame Engueule ou les accords poissards ». Il faut reconnaître ici le nom de Mme Angot. Cette Mme Angot est « forte en gueule ».
Marcel Schwob
Christine Angot est la preuve vivante qu’un écrivain sans concession défendu par un véritable éditeur peut se voir récompensé par le succès. Voilà une petite femme de rien du tout, sincère et vraie, devenue grand auteur à la seule force d’une écriture pleine d’exigence, en dépit du mépris du Faubourg Saint-Germain. Oui, le talent peut atteindre un large public. Des dizaines de milliers de personnes peuvent lire un ouvrage ardu, provocateur, écrit dans un style très personnel.
Toujours, des zoïles chafouins jalouseront les triomphes mérités. Ils ont insinué que celui de L’Inceste n’était dû qu’à deux facteurs sans rapport avec la qualité intrinsèque de l’ouvrage : un sujet scandaleux monté en épingle par une habile stratégie promotionnelle, et quelques pugilats télévisés. Tant qu’à se rouler dans d’absurdes bassesses, ils n’ont qu’à prétendre que L’Inceste est un brouillon illisible, qu’acheter n’est pas lire, et qu’il a été lâché page 12 par les neuf dixièmes de ses acquéreurs, comme ces navrantes variétés télévisées que tout le monde voit d’un coin d’œil, mais que personne ne regarde. La méchanceté humaine n’a pas de limites. Christine Angot nous fait bien voir elle-même cette vérité profonde dans son dernier ouvrage, Quitter la ville. C’est une femme qui a beaucoup souffert de la cruauté du monde littéraire. Heureusement, comme elle le montre (cela constitue d’ailleurs le propos essentiel de l’ouvrage) elle a aussi beaucoup vendu, et ça, on dira ce qu’on voudra, c’est quand même une satisfaction. Une belle revanche.
Il importe de montrer, avant de nous avancer plus loin dans les délicats replis de l’œuvre de Christine Angot, que les allégations malveillantes de certains critiques n’ont aucun fondement. D’abord, L’Inceste constitue un thème d’une nouveauté fulgurante. Le texte de Christine Angot tombe comme un aérolithe en flammes dans le confort ronronnant de notre culture. Qui aurait pu prévoir que ce brûlot susciterait la curiosité ? qu’une conspiration du silence ne s’ourdirait pas autour d’un livre qui ébranle les fondements même de la famille, de l’ordre social ? Le succès de L’Inceste était bel et bien imprévisible. Ce fut un risque à assumer, et un vrai courage de la part de l’éditeur. Que d’aucuns n’aient pu supporter une telle provocation ne doit pas nous étonner. Notre société est pleine de tabous. Sexuels, surtout. Qui, dans notre monde corseté de respectabilité bourgeoise, a le courage de s’exhiber, nu, devant le public ? On ne voit ça nulle part. Même pas à la télévision. Des sujets comme la pédophilie, le sadomasochisme, l’exhibitionnisme, la coprophagie, la gérontophilie, la sodomie chez les pitbulls condamnent ipso facto le téméraire qui les aborderait. A fortiori l’inceste. Silence dans les médias. Censure. On bâillonne la liberté. Christine Angot, elle, a la force de hurler sa vérité à la face de l’hypocrisie ambiante. Comme elle le remarque elle-même finement : « un tirage de 50 000 ce n’est quand même pas n’importe quoi pour je rappelle le titre : L’inceste ». Et pas seulement l’inceste. Car il s’agit à chaque page, dans L’Inceste (audace laconique de ce titre !), de « sécrétions vaginales », de sexe qui sent « le poisson pourri », d’holocauste, de Viagra, d’homosexualité, de sida. L’auteur ne cherche pas la facilité. Si des sujets ne sont pas vendeurs, ni susceptibles d’attirer la curiosité, ce sont bien ceux-là. Alors, parler d’opération publicitaire, c’est la ruse suprême des pharisiens qui, dans l’ombre, tissent les fils gluants de leur cabale contre une femme seule.
Mais, par-dessus tout, Christine Angot, c’est un style. Un talent brut, sans concession. Absolument moderne. On aimerait en percer le secret. La tâche est ardue, tant cet art plein de force s’avère aussi, à un examen attentif, complexe et délicat. Essayons tout de même.
Christine Angot utilise avec brio la technique du collage, toujours très neuve depuis un demi-siècle. Une notable partie de L’inceste et de Quitter la ville se compose du recopiage de divers textes, articles de journaux sur son œuvre, lettres de lecteurs, propos de table, Dictionnaire de la psychanalyse d’Elizabeth Roudinesco, dictionnaire tout court, Œdipe Roi, etc. (dans un esprit de solidarité, et dans le désir de participer, ne fût-ce que dans une infime proportion, à l’édification de cette œuvre majeure, une partie de cet article est prédécoupée afin que Christine Angot puisse l’insérer dans son prochain livre). Une fois muni de cette charpente solide, l’auteur divague au fil de la plume, nous entretient de tous les sujets qui lui viennent à l’esprit. Ce bavardage primesautier constitue un régal permanent, un feu d’artifice de l’esprit, où se bousculent trouvailles et concettis.
C’est ainsi que, dans un esprit toujours résolument moderne, Christine Angot fait un usage très personnel de la répétition :
Il met des clémentines sur son sexe pour que je les mange. C’est dégoûtant, dégoûtant, dégoûtant, dégoûtant.
Déplorons ici un peu de timidité dans la redite. Une page, une page et demi de « dégoûtant » auraient donné à la phrase sa pleine puissance. Autres exemples (les cas sont innombrables) :
Tous ces gens-là, c’est impossible, impossible, impossible, impossible de les appeler.
J’accouchais Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore Léonore Léonore Léonore Marie-Christine Léonore Léonore Léonore. Léonore Marie-Christine Marie-Christine Léonore. Léonore Marie-Christine. Marie-Christine Léonore.
On regrette d’interrompre un tel régal. Car cela continue. La prose ici se fait musique, on songe à « La fille de Minos et de Pasiphaë », du regretté Jean Racine, ou à l’alexandrin d’Alphonse Allais : « Jean-Louis François Mahaut de la Quérantonnais ». Et puis, c’est toujours une demi-page de remplie. Au prix où se négocie la demi-page de Christine Angot, elle aurait tort de se priver. D’ailleurs on sent la nécessité rythmique de la redite, la scansion puissante qui fait de cette prose un battement d’ailes lyrique :
Excitation et excitation, joie et joie, et puis déception et déception et déception et déception et déception encore, et déception, déception, déception, déception.
C’est déjà très fort, mais intervient ici l’effet suprême, plus lourd de sens de se produire après un point :
Déception.
Là, on ne peut que ressentir pleinement la déception.
Le brio de l’auteur devient étourdissant lorsqu’à la répétition s’associe le mélange des discours. Le lyrisme se met alors au service d’une imprécation satirique à la puissance rarement égalée dans notre prose :
La Delator dit à Anne : et Jean-Marc Roberts qui a mis Christine Angot à l’hôtel des Saints-Pères, on n’est plus chez nous. On n’est plus chez nous. On n’est plus chez nous. Ils ne sont plus chez eux. Ils trouvent qu’ils ne sont plus chez eux. Il y a des centaines de chambres ils ne sont plus chez eux. À l’hôtel des Saints-Pères qu’est-ce qui se passe, ils ne sont plus chez eux. On n’est plus chez nous.
Qu’est-ce qui se passe on n’est plus chez nous, c’est qui ? 45 kg, ou 50, 1 m 62. On n’est plus chez nous qu’est-ce qui se passe ?
etc. Et la ponctuation ? Voilà un terrain neuf, une friche du style. Encore une règle, un ordre, bref un fascisme. Christine Angot n’aime pas les fascistes. Donc elle goûte peu la ponctuation. Elle en use, certes, mais avec un brio qui déstabilise ce totalitarisme grammatical. Elle parvient à donner une allure toute neuve, une signification inouïe aux citations les plus éculées par un jeu avec le point époustouflant d’originalité :
Si je suis consciente que ma fille va me lire un jour, est-ce que j’y pense, en êtes-vous consciente, ma fille, si j’en suis consciente. Science sans conscience. N’est que ruine de l’âme. Science sans conscience.
Aucun rapport avec la question, certes, mais c’est cela qui est très fort, chez Christine Angot, ce consentement héroïque au tout-venant du bavardage creux.
Rasoir dans les murs de pierre prénom de mon père, sur cette pierre je bâtirai mon église, c’est la littérature, je l’entaille, un mur de livres, un mur de lamentations, inceste, folie, homosexualité, holocauste, démarrer fort, mon blouson, mes grosses chaussures, et mon rasoir.
On aura beau dire, c’est ça, la poésie, tous ces grands mots scandés sur un ton égaré. Ça c’est de la sincérité, ça c’est de la vaticination. Personne ne sait vaticiner si fort.
Pour vaticiner plus à l’aise, ne reculant devant aucun sacrifice, Christine Angot opère donc parfois celui de la ponctuation. Dépourvu de cet ornement poussiéreux, n’importe quoi prend alors une allure haletante, fiévreuse, intense, bref prend l’air littéraire, et c’est bien cet air qui nous importe :
Amour avorté destin avorté peut-être est-ce cela et seulement cela mon destin Peut-être ne le dépasserai-je jamais Peut-être irai-je toujours de bras en bras à la recherche d’un geste d’un visage qui me parle vraiment d’amour qui m’adresserait une chose particulière à moi seule
Que l’auteur nous permette ici, malgré tout, une réserve : pourquoi ces traits d’union et ces majuscules, dernières traces de fascisme ? Allons, il faut aller plus loin encore. Car, plus audacieuse que Roland Barthes, pour qui l’orthographe était fasciste, Christine Angot considère que toute construction est carcérale. Elle en arrive à cette idée au terme d’une rigoureuse élaboration théorique :
construit, construit veut dire enfermé, enfermé veut dire emprisonné, emprisonné veut dire puni, puni veut dire bêtise, bêtise veut dire faute, faute, erreur, erreur, faute, de goût ou morale ou très grave, moi je n’ai rien fait de mal donc il n’y a aucune raison que je me construise une raison et une construction.
Alors, pourquoi pas la grammaire ? La syntaxe ? Sans doute, un jour, notre attente sera comblée. Gageons qu’emportée par sa hardiesse coutumière, appliquant les principes de la poétique de la bouillie dont elle se réclame explicitement, Christine Angot ne tardera pas à franchir le pas ultime, à écrire dans un charabia sans orthographe, puis à ne plus écrire du tout : car c’est le langage tout entier, cette construction écrasante, qui est fasciste. En attendant, réjouissons-nous de tout ce que, dans sa générosité d’artiste, elle nous livre à pleines mains.
Dans le désert culturel actuel, au cœur de leur solitude, les gens ont soif d’idées neuves, généreuses, ils veulent que l’on aborde de vraies questions. À lire L’Inceste ou Quitter la ville, nous nous enrichissons. Nous apprenons en effet que Christine Angot est belle, qu’elle vend plein de livres, qu’elle va dans des émissions à la télévision, et même qu’elle a cloué le bec à Jean-Marie Laclavetine (chacun de se réjouir, bien fait), que Raphaël Sorin est un gros cochon, qu’elle a envie de quitter Montpellier, qu’elle souffre, que son psychanalyste et son acupuncteur rendent des diagnostics intéressants (« pouls très très profond, comme toujours en excès de ying et en excès de yang »), qu’elle connaît bien « la signification des signes du Michelin, la différence étoile, couverts », que son sexe est « bien étroit et bien frais », que « Nothomb on s’en fout », « même si elle vend six fois plus », que ses amis et relations se nomment Jean-Marc, Laetitia, Laurent, Emmanuelle, Frédéric, Hélène, Damien, Christiane, Jean-Paul, Fanette, Karim, Anne, Claude, Catherine, Jocelyne, etc., que tous les jaloux qui discutent son œuvre, elle ne les aime plus, que tout ce qu’on dit de mal sur elle, c’est même pas vrai. On ne peut qu’abonder.
(. à découper et insérer dans le prochain livre de C. Angot)
Quelle richesse, quelle mine d’idées neuves, passionnantes, que d’émotions ! Dans L’Inceste, l’auteur stigmatise à juste titre son amie Nadine :
Nadine est insupportable, et je ne suis pas seule à le dire […]. Quand elle déballe à table ses problèmes de tournage, Catherine Decourt par-ci, Dupont par-là, Durand, Emmanuelle Vigner, qui lui a offert pour Noël de l’année dernière une montre à un prix fou.
Christine Angot, elle, a compris qu’il ne fallait pas « déballer » tout cela à table (quel intérêt ?) mais noir sur blanc, en deux cents pages, sous une couverture bleue estampillée Stock. Ragots et règlements de comptes deviennent alors, ipso facto, de la littérature. N’importe quoi n’importe comment, c’est ainsi qu’on écrit une œuvre libre et vraie. Il suffisait d’y penser. Comme Proust, Christine Angot fait de l’art avec des riens, transforme sa vie en œuvre, élève le récit jusqu’à la méditation philosophique. L’argumentation serrée de l’auteur sait emporter la conviction, lorsqu’elle discute les jugements négatifs que des béotiens se permettent :
« Jean-Marc Roberts a permis à des journalistes de suivre le lancement interne du livre […] pour créer une rumeur et cristalliser un effet de mode. »
Non.
« Elle a pris des leçons d’emphase et de terrorisme chez Marguerite Duras. Il n’est pas question de jugement littéraire dans cette affaire, mais de surenchère, de mise en spectacle d’un tempérament. »
Faux.
Ou, plus classiquement, après une longue citation de lettres de lecteurs mécontents : « c’est tous des cons, et ils sont plus nuls les uns que les autres ». Comme elle a raison. Pas besoin d’argumenter : la qualité de l’œuvre, les termes de la dénégation parlent d’eux-mêmes, disent la générosité, l’intelligence. On est touché au cœur par la sobriété de la plaidoirie. Le dépouillement de l’idée frappe le lecteur à chaque page de Christine Angot. Ses livres regorgent de ces formules denses et lapidaires faites pour passer à la postérité :
l’amour c’est important
ou de ces tranches de vie à l’intensité déchirante sous l’apparente impassibilité :
Claude m’installe l’imprimante, on dîne ensemble, je lis. Il part, on se dit à demain, j’embrasse Léonore, je me couche tôt, à onze heures, je prends trois quarts de Lexomil, il faut que je dorme. Je m’endors. Je dors, je rêve.
Quel talent. Mais tout cela ne constitue pas l’essentiel d’une œuvre telle que Quitter la ville, et ne saurait donner une idée de sa bouleversante originalité. Fait rare, elle crée un thème littéraire radicalement nouveau. Jean-Pierre Richard a étudié les rêveries matérielles de nombreux écrivains contemporains. Il trouverait chez Christine Angot une rêverie du chiffre, singulièrement du chiffre de vente et du montant des droits d’auteur, dont le caractère obsessionnel indique assez qu’elle domine l’imaginaire de l’auteur. Dès les premiers mots du livre, on plonge à des profondeurs inouïes :
Je suis cinquième sur la liste de L’Express, aujourd’hui 16 septembre. Et cinquième aussi sur la liste de Paris-Match dans les librairies du seizième. Je suis la meilleure vente de tout le groupe Hachette, devant Picouly et devant Bianciotti […] À seize heures il y avait mille cent ventes pour la province et en général Paris c’est plus. On allait avoir deux mille.
Après ce démarrage fulgurant, la suite ne fait qu’approfondir la rêverie, accentuer le vertige :
Les chiffres sont en baisse aujourd’hui vendredi 18, mille cent. Mais c’est exprès les chiffres seront énormes lundi. Il n’en reste plus que neuf mille neuf cent soixante-dix à Maurepas. En tout on en a déjà vendu vingt-trois mille deux cent trente. La semaine prochaine j’ai l’ouverture de L’Express, Télérama, et quatre pages dans Elle d’entretien avec Houellebecq […]. Pourquoi lundi les chiffres seront énormes ?
Le lecteur haletant, brûle en effet de savoir. Pourquoi ?
Parce que c’est LDS, la grande distribution, qui s’approvisionne, les supermarchés, les Carrefour, qui jusque-là avaient fait moins de commandes. À France Loisirs, il paraît qu’on leur demande le livre.
Parmi des dizaines de pages semblables, fête permanente pour l’esprit, on ne résiste pas au plaisir de citer quelques passages particulièrement émouvants :
On en a vendu exactement vingt-trois mille deux cent trente. Le tirage actuel est de trente et un mille, dix mille couvertures nouvelles sont prêtes, on va voir. Hélène pense que ça va durer comme ça jusqu’en décembre. Damien l’espère. À la soirée de l’hôtel Costes, Jean-Marc n’avait jamais vu Christiane, depuis des mois, rire comme ça.
Le lecteur partage joies et peines, espère avec l’auteur, se réjouit avec ses amis, souffre avec des personnes si sympathiques du moindre signe de fléchissement des ventes. Heureusement,
Sur une base de 50 000 exemplaires vendus, Jean-Marc et Philippe Rey ont calculé qu’ils me doivent, ayant déduit l’avance, environ 700 000 francs. Les droits d’auteur, les droits poche, 200 000, c’est beaucoup. Sans compter les droits poche pour Léonore, toujours 30 000. Ceux pour Vu du ciel et Not to be, que Gallimard publie, mais ce sera peu. Plus les droits étrangers. Einaudi, un contrat de 45 000 francs, un autre éditeur proposait 50 000, mais la diffusion aurait été, m’a dit Jean-Marc, moins bonne, ils ont privilégié la marque, Einaudi. L’Espagne et le Portugal, ça vient de se concrétiser, 50 000 l’Espagne, 13 000 le Portugal […] Avant j’avais des chiffres plus précis mais je les ai perdus.
Hélas. C’est en effet une lourde perte pour la littérature. Rêvons à ce qu’eût été ce livre avec des chiffres plus précis. Et stigmatisons au passage, avec l’auteur, la carence des institutions culturelles, qui ne savent pas encourager les écrivains démunis :
le CNL a refusé son aide. Alors que. Je demandais une année sabbatique, pour être tranquille, 140 000 francs ils auraient pu me les donner.
Certes, le ministère de la Culture lui a proposé la médaille des Arts et Lettres, mais, aussi méritée qu’elle soit, une décoration ne fait pas vivre.
On le voit, cette œuvre, comme toutes les grandes œuvres modernes, est spéculaire : Christine Angot vend des ouvrages qui parlent de la vente de ses ouvrages. Cependant, Quitter la ville n’est pas seulement cela. Il s’agit d’un texte multiple, un livre-univers : traité de commerce, livre de comptes, essai sur la création. Son caractère spéculaire n’empêche pas cette œuvre de revendiquer une action sur la réalité. Si Rousseau et Diderot ont bouleversé le sort de l’Occident, il est non moins vrai qu’après Quitter la ville, le monde ne sera plus jamais le même :
C’est la vie des écrivains qui compte. Savoir ce que c’est. On entend le mensonge et on entend la vérité, on entend le dedans et on entend le dehors, on est en soi et on est hors de soi, hors de soi, oui parfois hors de moi, en moi et hors de moi, pas folle, en moi et hors de moi, les deux, je prends la langue à l’intérieur et je la projette, dehors, la parole est un acte pour nous. C’est un acte dont on parle. Quand on parle c’est un acte. Et donc ça fait des choses, ça produit, des effets, ça agit. C’est un acte, ce n’est pas un jeu, un ensemble de règles de toutes sortes. Ce n’est pas une merde de témoignage comme on dit. C’est un acte. C’est vraiment un acte.
Force de cette pensée. On entend déjà les flics de la littérature : révélation de ce qu’on sait depuis un demi-siècle et qui tiendrait en six mots. Flics. Flics. Même pas vrai. Parce que : ce qui importe c’est la façon authentique que c’est dit. Comme ça. Brut. Entier. Pas châtré par les fascistes de Saint-Germain. Authentique, c’est. Le pénis sadique-anal, entier. Merde. Et merde aux flics. Qui ne savent pas, qui ne comprennent pas, que quand c’est qu’on redit, et qu’on re-redit, c’est justement à cause que c’est vrai, que c’est vraiment vrai. Que cette vérité-là on l’a dans son cœur, à soi. Profond. Profond profond profond profond. Profond.
On s’abandonne volontiers à la puissance contagieuse de cette prose, qui vous étreint à tel point qu’on finit par l’imiter (maladroitement). Elle témoigne de l’effacement contemporain des frontières. L’auteur déteste, on l’a vu, tous les cloisonnements. L’obscurantisme culturel de naguère dressait des barrières entre la grande littérature et la littérature de consommation courante. Christine Angot vend comme grande littérature une bouillie verbale complaisante. En cela, elle est en avance sur son époque. Déjà Duras, vers la fin, penchait vers Voici et France Dimanche. Christine Angot accomplit ce que l’auteur de Yeux bleus cheveux noirs n’a pas eu le temps de réaliser : faire glisser la littérature vers la presse à scandale ou la variété télévisée. Elle en a le langage rudimentaire, les préoccupations minimales, les méthodes efficaces. Pour ce qui est du bouillonnement des idées, de l’élégance de la forme, les textes de Christine Angot ne peuvent se comparer à aucune œuvre littéraire actuelle. À la rigueur à Ça se discute, la brillante émission culturelle de Jean-Luc Delarue. Là aussi les intuitions neuves et généreuses jaillissent dans un sympathique désordre.
De petits esprits, interprétant tout de travers, prétendront que Christine Angot ressasse, dans un style approximatif, des vérités premières. Ils n’apercevront que la recension chagrine de bénéfices matériels ou de joies égocentriques. Un auteur qui se recroqueville sur ses petits chiffres protecteurs et met en scène son recroquevillement. Recension et rétention. Ils ne verront pas l’exploit : avec cela, faire de la littérature. Une telle leçon de médiocrité ne peut être donnée que par un pur artiste. Ce repli narcissique de vieille gamine desséchée par une avarice sénile dégoûte un peu, fait pitié un peu. C’est là le vrai génie : un grand écrivain a l’audace de savoir nous écœurer. Angot est une sainte de la pauvreté d’esprit, que s’acharnent à crucifier quelques intellectuels haineux et bien nourris. Tant d’idiotie touche au sublime, pousse jusqu’au bout l’abnégation de l’artiste moderne. Christine Angot est à l’écrivain contemporain ce que le Judas de Borges est au Christ : personne n’a compris que, pour que le sacrifice soit total, il fallait que le rédempteur consente à être abject et haï pour l’éternité. Personne ne voit que, pour que l’écrivain accomplisse pleinement l’ascèse littéraire, il faut qu’il consente à sa propre nullité. Ce que Christine Angot a le courage de faire. Il est vrai que cela exige, aussi, des dispositions.
Voilà pourquoi cette étude est aussi un appel à la générosité publique. Aidons à l’accomplissement de cette œuvre. Pallions les carences de l’État. Que l’on ne dise pas que notre époque a laissé un grand écrivain dans le dénuement. Christine Angot a besoin, au plus vite, de 140 000 francs pour écrire. Que toutes les catégories sociales s’unissent dans cet acte de salut public, dans ce grand sauvetage culturel. Chômeurs, agriculteurs, infirmiers, instituteurs, universitaires, coiffeurs, soldats, envoyez vos dons (chèques uniquement), à l’ordre de Christine Angot, aux bons soins de M. Jean-Marc Roberts, éditions Stock, Paris. Merci à tous.